Le report ou échelonnement des loyers étaient déjà prévu dans le code civil, bien avant le début de la crise sanitaire.
En effet, l’article L 1244-1 ancien du Code civil (pour les baux conclus avant le 1er octobre 2016) et l’article L 1343-5 nouveau du même code (pour les baux conclus ou renouvelés à compter du 1er octobre 2016), autorisent le juge, au regard de la situation du débiteur, à reporter ou échelonner le paiement des sommes, dans la limite de deux années. Encore faut-il, dans une période comme celle-ci, avoir un accès effectif au juge.
Dans ce contexte, la demande d’étalement ou de report est donc formulée directement par les preneurs, auprès des bailleurs. Il se pose donc la question suivante : s’agit-il d’un simple sursis ou d’une annulation ?
Il s’agit des loyers et charges dus pendant la période de fermeture, ou d’indisponibilité partielle de certains équipements ou services.
Il convient de rappeler l’existence de différents loyers :
Le sort des franchises de loyer « consommées » pendant la période de fermeture est plus délicat. Seront-elles perdues ou prolongées ?
En ce qui concerne les charges, la solution devra être recherchée au regard de celles imputables au preneur et dont il bénéficie en période de fermeture (gardiennage) et celles relatives à des services qui ont dû s’arrêter (restaurant d’entreprise) et dans la mesure ou des clauses expresses du bail n’ont pas exclu tout recours du preneur en cas de suppression temporaire.
Quels locataires ?
Ce sont ceux qui exploitent des établissements visés par les arrêtés des 14, 15 et 17 mars 2020, portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation de la Covid-19, et par les décrets n°2020-293 du 23 mars 2020 et n°2020-344 du 27 mars 2020.
La question qu’il convient de se poser est : à quels outils juridiques preneurs et bailleurs peuvent-ils recourir pour régler le sort du paiement des loyers et charges, pendant les périodes de fermeture et de confinement ?
Nous étudierons la question du paiement des loyers et des charges, au regard des notions suivantes :
La force majeure
Les éléments classiques constitutifs de la force majeure sont : l’imprévisibilité et l’irrésistibilité.
Pour la Cour de cassation ; « la force majeure ne fait obstacle à l’exécution des obligations d’autant qu’elle a empêché le débiteur de donner ou de faire ce à quoi il était obligé ; qu’il suit de là que, si l’empêchement est momentané, le débiteur n’est pas libéré, que l’exécution de l’obligation est seulement suspendue jusqu’au moment où la force majeure vient à cesser »[1].
La crise sanitaire actuelle de la Covid-19 est considérée comme entrant dans la définition de la force majeure. En matière de baux commerciaux, des locataires ont pensé pouvoir faire appel à la force majeure pour justifier le non-paiement des loyers.
En ce qui concerne l’imprévisibilité, la Covid-19 peut être tenue pour « imprévisible », eu égard à son émergence foudroyante (si le bail a été conclu avant son apparition). Le premier critère est donc rempli.
Pour l’irrésistibilité, elle tient à la décision des pouvoirs publics d’ordonner la fermeture au public d’un grand nombre de commerces. Cet événement paralyse l’exécution de certaines obligations (à considérer sous réserve d’une clause du bail qui impose au preneur de supporter les conséquences de la force majeure) :
Pour les bailleurs, cet ordre de fermeture constitue un cas de force majeure. Pour les preneurs, il en va autrement. En effet, en droit positif français, le défaut d’intérêt économique ne constitue pas, en l’état de la jurisprudence actuelle, un élément constitutif de la force majeure. La Covid-19 ne peut être vue comme générant en elle-même une impossibilité de payer les loyers, pas d’avantage l’obligation réglementaire de fermer les locaux au public.
La perte temporaire de la chose louée
En vertu de l’article 1722 du Code civil, la destruction partielle des lieux loués peut justifier la diminution des loyers à la demande du preneur :
« Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement ».
Sur ce point, il reste à la jurisprudence l’occasion de préciser si une décision administrative interdisant temporairement l’utilisation des lieux loués pourrait constituer un cas fortuit au sens de l’article 1722 et autoriser la résiliation du bail ou une réduction ou cessation temporaire des loyers.
La bonne foi
L’article 1104 du Code civil érige la bonne foi en règle d’ordre public.
Un preneur pourrait-il soutenir que le devoir de bonne foi qui pèse sur le bailleur s’oppose à ce que celui-ci exige les loyers ? Réciproquement, le bailleur pourrait-il imposer au preneur de ne pas le pénaliser pour une situation qui lui est aussi préjudiciable ?
La solidarité à laquelle appellent les pouvoirs publics et les acteurs de l’immobilier ne peut, par définition, se concevoir à sens unique. Lorsque, comme dans la crise sanitaire actuelle, les deux parties sont de bonne foi, la notion se révèle donc inutile.
La disparition temporaire de la cause de l’obligation peut-elle entrainer une dispense temporaire de son exécution ? En d’autres termes, un preneur pourrait-il soutenir valablement que l’interdiction d’ouverture de son commerce imposée par les autorités a privé de cause son obligation de payer le loyer ?
Si l’on admet que l’obligation de délivrance des locaux n’est pas en cause et que leur jouissance paisible au moins partielle n’a pas été absolument impossible, la cause de l’obligation du preneur n’aura pas entièrement disparu et la dispense de loyer ne pourra être totale.
Rien ne permet de l’affirmer pour l’instant, la jurisprudence ayant fait preuve d’une grande inventivité dans l’utilisation de l’article 1131 du Code civil.
L’utilisation des outils, sans un recours préalable au juge, se fait toujours aux risques et périls de celui qui les met en œuvre.
L’exception d’inexécution
Il s’agit, ici, d’une voie de justice privée, offensive ou défensive, qui peut être utilisée avant tout recours au juge et ce même sans mise en demeure préalable par le créancier d’une obligation inaccomplie. Cependant, la mise en demeure attestera de la bonne foi de l’auteur.
L’exception d’inexécution s’articule autour des articles 1219 et 1220 du Code civil :
L’exception d’inexécution doit être invoquée :
Diverses réponses sont possibles :
Un centre commercial, dont le bailleur aurait décidé la fermeture complète, alors qu’un de ses locataires exploite un établissement dont l’ouverture au public n’est pas interdite, se trouve privée de l’usage de ses locaux. Ce défaut de délivrance est imputable au bailleur et le preneur sera fondé à lui opposer l’exception d’inexécution.
Qu’en est-il du preneur exploitant un commerce en pied d’immeuble, fermé administrativement, mais dont les locaux ne sont pas inaccessibles au locataire, qui peut y exercer une activité temporaire, sans réception de la clientèle ? Dans ce cas de figure, le bailleur ne peut plus accomplir un de ses obligation essentielles : la garantie de jouissance paisible.
L’extrême violence de la crise sanitaire pourrait conduire les tribunaux à détacher l’exception d’inexécution de la considération d’une faute du cocontractant. Si cette position est adoptée, la suspension des loyers de certains commerçants pourrait alors impliquer leur annulation en tout ou en partie.
La réduction unilatérale du loyer
L’article 1223 du code civil dispose :
« En cas d'exécution imparfaite de la prestation, le créancier peut, après mise en demeure et s'il n'a pas encore payé tout ou partie de la prestation, notifier dans les meilleurs délais au débiteur sa décision d'en réduire de manière proportionnelle le prix. L'acceptation par le débiteur de la décision de réduction de prix du créancier doit être rédigée par écrit.
Si le créancier a déjà payé, à défaut d'accord entre les parties, il peut demander au juge la réduction de prix ».
Le plus souvent, dans les baux conclus après l’entrée en vigueur de la réforme, les bailleurs ont le plus souvent prévu une renonciation à cette faculté.
Cependant, en l’absence d’une telle clause, un preneur dont le commerce a été fermé par ordre de l’autorité peut-il réduire unilatéralement son loyer, au motif qu’il n’a pu jouir de la chose louée ? faute de jurisprudence sur ce point, la question reste en suspens.
L’article 1195 du code civil dispose :
« Si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l'exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d'échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu'elles déterminent, ou demander d'un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d'accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d'une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu'il fixe. »
La fermeture par l’autorité administrative de certains commerces constitue un changement de circonstances imprévisibles. Cependant, la mise en œuvre de ce texte nécessite l’engagement de négociations préalables, puis la saisie du juge. De plus, il existe une incertitude sur le caractère d’ordre public de ce texte, certains baux en excluant l’application.
Pour les baux conclus avant le 1er octobre 2016
L’article 1226 du code civil permet au locataire de résilier « à ses risques et périls » le contrat de bail. Ce mécanisme est intéressant puisqu’il permet de résilier le contrat sans saisir le juge et d’éviter ainsi le temps judiciaire. Le texte précise que c’est au bailleur de saisir le juge afin de contester cette résolution. Le locataire devra alors prouver la gravité de sa situation.
Celle-ci est prévue à l’article 1218 du code civil :
« Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur.
Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat ».
Comme pour la résiliation unilatérale, le preneur devra démontrer que la fermeture de son commerce est suffisamment grave, pour permettre la reprise du contrat.
[1] Civ. 15 févr. 1888
Florian MAILLET, expert en immobilier d'entreprise.
Locopro Alpes-Maritimes